1. Hospitalité, un concept implosif.
Nous croyons savoir ce que nous voulons dire par hospitalité. Nous l’associons à un vocabulaire, un lexique, des mots de la langue courante (accueil, réception, invitation, etc.) qui font sens. Pourtant il n’est pas sûr que nous sachions ce que c’est. Il y a en elle une contradiction intrinsèque, insoluble. D’un côté, elle laisse entendre que mon devoir, c’est d’accueillir l’autre ou l’étranger en ami. Je dois le recevoir, l’héberger chez moi. Mais d’un autre côté, cet accueil suppose que je sois le maître, le patron de ce lieu où je reçois, ma maison. Il faut que mon identité soit respectée, protégée. Comment maintenir cette identité au moment même où je m’expose à l’autre ? Comment ne pas me transformer en invité de mon invité ? En même temps que je considère l’autre comme ami, je dois le considérer comme ennemi. L’hospitalité ne peut qu’imploser.
L’analyse étymologique du mot latin hospis par Emile Benveniste témoigne de la tension entre d’une part l’identité personnelle et familiale (pet, ipse) et d’autre part l’attitude de l’hôte à l’égard de celui qui peut être aussi son ennemi (hostis). Pour nommer cette tension, Derrida a inventé un mot : hostipitalité.
2. Deux hospitalités.
A l’égard d’un visiteur, j’ai deux attitudes possibles : l’invitation si je le reçois en fonction des règles en usage chez moi; la visitation si je laisse ma maison ouverte. Dans le premier cas, l’hospitalité est conditionnelle; dans le second elle est inconditionnelle, ou “pure” , ou absolue. L’étranger de la visitation, qu’on appelle aussi arrivant absolu, est indéterminé. Ce peut être n’importe qui. Pour l’accueillir, l’hôte lève les barrières immunitaires avec lesquelles il se protégeait. Il accepte de s’exposer à ce visiteur dont les lois et les comportements sont imprévisibles, de se transformer en fonction de ce qui arrive, au risque de perdre son identité. Il accepte que le visiteur fasse la loi chez lui, même si ce “chez soi” devient impossible à vivre.
L’hospitalité pure n’est pas un programme, ni une règle de conduite, ni une notion politique ou juridique. Elle ne relève pas de la morale, mais plutôt de la culture en tant qu’elle implique une manière d’être chez soi et avec les autres, un style, un éthos. Jacques Derrida en propose une définition stricte, conceptuelle. Son hospitalité inconditionnelle (ou visitation) est un principe à maintenir, un concept liée à la structure de messianité qui caractérise l’expérience humaine de la croyance : nous sommes irréductiblement exposés à la venue de l’autre.
3. Le principe de l’hospitalité pure, ses sources.
L’hospitalité n’est pas un choix, une décision, c’est une loi, une loi d’avant la loi qui ouvre la possibilité d’un accueil. Cette loi, pré-originelle (une arkhè d’avant le commencement), ne se dérive pas. C’est un “oui” à l’autre qui répond à une promesse d’acquiescement, un “oui” de l’autre (de l’infans, du nouveau-né) jamais totalement acquis à l’avance mais présupposé. L’acquiescement est irréductible, sans cause : il faut commencer par répondre, un geste irremplaçable, une sollicitude dont la figure courante est celle de la mère. Son oui n’est pas premier, il est déjà un réponse, mais une réponse préalable, inconditionnelle.
L’hospitalité n’est pas le produit d’un raisonnement, on ne la démontre pas, on la déclare. C’est un coup de force, un axiome, l’invention d’un nouveau langage qui peut s’inscrire dans des traditions ou des fidélités mais les déborde, comme il déborde la pensée purement politique ou la langue courante. Tout commence donc par la paix, même si, dès le départ, cette paix, confrontée au tiers, peut être oubliée, rejetée, transformée en guerre, en hostilité.
Emmanuel Lévinas a fait de ce temps d’ouverture de l’éthique, d’accueil absolument originaire, un trait féminin. Mais selon Derrida, la préséance de l’accueil, y compris dans sa propre maison, n’a rien de naturel. On ne peut pas la réduire à la figure d’une altérité féminine construite à partir de l’androcentrisme classique. L’exigence d’hospitalité pure, excessive, intenable, inconditionnelle, qui est (toujours selon Derrida reprenant une formule de Lévinas) l’éthicité même, le tout et le principe de l’éthique, oblige à l’égard de tout autre. Ce rapport ne s’instaure pas par accident, mais par une séparation radicale, dans un quasi-moment, “pré-originaire”, où l’hôte-otage ne se pose pas encore comme sujet. Dans ce mouvement de subjectivation, le chez-soi ne procure ni sol stable, ni fondement, ni enracinement. Avec l’ouverture à l’étranger, c’est un événement unique, à peine pensable, qui est chaque fois réitéré.
4. Notre responsabilité, entre le conditionnel et l’inconditionnel.
Les deux hospitalités sont hétérogènes, mais indissociables. L’hospitalité inconditionnelle, inacceptable en pratique, est incontournable conceptuellement. Elle transcende les institutions et s’impose comme l’altérité de l’autre. Même dans l’athéisme le plus radical, même si Dieu nous abandonne, ce désir d’altérité, laisser venir l’autre, réside en moi et aussi dans la langue, qui ne peut ni éviter d’accueillir des hôtes incompréhensibles, ni s’opposer aux transformations, aux marques externes qui viennent modifier sa syntaxe et son lexique.
5. On ne sait pas encore ce qu’est l’hospitalité.
Au-delà du sens qu’elle a dans la langue courante ou le droit, l’hospitalité ouvre à d’autres pratiques, d’autres hospitalités qui ne sont ni déterminées, ni prévisibles. J’ignore ces autres significations, mais dès lors que j’appelle l’hospitalité, je les laisse venir, j’y acquiesce avant même de les connaître. Le mot fait penser, il me donne à penser, il m’invite à penser. Alors que je ne le pense pas encore, je dis déjà bienvenue (bienvenue au mot, bienvenue à l’autre). Je réponds présent, me voici.
Toujours conditionnée, médiatisée par un tiers : l’institution, la justice, l’Etat, etc., l’hospitalité n’est jamais pure. Nous avons la responsabilité d’inventer un lieu de rencontre, de compromis, d’émergence poétique, qui lui laisse une place chaque fois unique, dans le droit et au-delà du droit. Il n’y a pas d’éthique sans rapport au tiers, et le tiers peut se révéler dangereux, menaçant, risqué, voire pire. L’hospitalité ne va pas sans hostilité (hostipitalité), mais elle permet de conjurer une autre menace, aussi grave, celle de l’insuppléable ou de l’irremplaçable. En effet si l’ipséité était la loi, si l’identité se stabilisait définitivement, nous deviendrions fous.
6. Les figures de l’hospitalité : paix, tolérance, accueil des réfugiés, etc..
Ce qui se dit de l’hospitalité peut aussi se dire de la tolérance. Alors que la tolérance d’inspiration chrétienne est avant tout charitable (j’accepte de supporter l’autre, bien que nous n’ayions pas la même appartenance, mais je garde le contrôle sur mon chez moi), l’autre tolérance est pensée comme scrupule, respect devant l’altérité infinie ou l’hétérogénéité de l’autre. Elle est intenable, incontrôlable, mais incontournable.
Le principe d’hospitalité ne prescrit aucune règle précise de comportement, mais il n’est pas non plus sans effet. Son inscription dans le discours conduit à proposer de nouveaux concepts, ou à donner d’autres sens à des concepts anciens. Exemples :
- Kant a proposé le concept de paix perpétuelle. Mais il ne s’agit que d’une paix instituée, qui dépend d’une négociation politique. Aussi cosmopolitique soit-elle, elle reste conditionnelle.
- la ville-refuge, qui renouvelle le droit d’asile (mais le concept n’est pas nouveau, il remonte à de très anciennes sources bibliques),
- le métissage des cultures, qui expose à l’étranger,
- et aussi, plus radicalement, devant la multiplication des réfugiés, émigrés, exilés, déplacés, expulsés et des crimes contre l’hospitalité, une mutation, une conversion éthique du concept de politique.
7. Au-delà de l’humanisme.
Si la loi d’hospitalité est infinie, elle ne vaut pas seulement pour l’humain, mais aussi pour l’enfant, l’animal, le végétal, pour tout vivant et aussi pour tout non-vivant (la pierre, le minéral). Qu’il s’agisse de manger ou de vivre en un lieu, elle se pose en termes de respect, de don dans le rapport à l’autre. Ce positionnement est nécessaire, et en même temps paradoxal, contradictoire, intenable. Quand il a lieu, le mouvement de l’hospitalité ne se présente pas comme tel, il a lieu au-delà de lui-même, au-delà de l’être. L’hospitalité bute sur un seuil qu’elle ne peut pas franchir mais, paralysée, elle promet ce franchissement.
Dire “Viens” à l’autre, penser l’événement dans sa différence incalculable, imprévisible, c’est ouvrir un espace messianique. Le Viens” ne doit pas enfermer l’autre dans un désir, un ordre ou une demande de type religieux. Il doit rester abstrait, désertique, indéterminé, sans contenu. Humain, animal, spectre ou Dieu, on ne connaît pas l’arrivant. On peut le craindre, mais aussi le chasser ou le conjurer. Hospitalité et exclusion vont de pair.
(Version idixienne du 6 novembre 2023)