Nous sommes tous assignés à l’héritage irrévocable d’Abraham : hospitalité, responsabilité, subjectivité, pardon, secret, silence, mutisme

Donner la mort (1999), Prière d’insérer pp1-2

Dans le Prière d’insérer de son livre Donner la mort, Jacques Derrida insiste sur l’actualité de l’héritage d’Abraham dans la culture de l’Europe, devenue culture mondiale, mondialisée. La scène est celle du sacrifice d’Isaac, ce moment “inouï”, inoubliable, dont nous serions la mémoire. Abraham serait, pour nous, aujourd’hui, une figure “à jamais dominante”. Nous serions prévenus, sommés, “arraisonnés” par elle. Son héritage serait “irrévocable”, “indéniable”. C’est lui qui dicterait une certaine lecture du monde, celle de l’aveu, de la repentance, du pardon, de la responsabilité, de l’hospitalité et du secret sans lesquels la subjectivité, cet héritage chrétien, n’aurait pas pu émerger. “Pardon de ne pas vouloir dire…”, telle serait la formule de ce moment abrahamique qui serait aussi celui de la littérature. Comment expliquer, justifier cette affirmation? Comment la restituer? 

La ligature d’Isaac, une archi-interprétation.

Pour rendre compte du chapitre 22 de la Genèse qui raconte l’épreuve d’Abraham, Jacques Derrida prend ce qu’il appelle une décision de lecture (p171). Ce n’est pas une interprétation comme une autre, c’est un choix, une prise de responsabilité, l’affirmation d’un axiome et même un axiome absolu. Plusieurs fois (pp171, 195, 203), il répète cette expression particulièrement tranchée. Ce qu’il prend pour axiome, c’est que l’épreuve d’Abraham ne serait ni celle de l’obéissance à Dieu, ni celle de devoir donner la mort à son fils, ni même celle de renoncer à la promesse d’avenir que Dieu lui avait faite, ce serait de ne rien dire à personne, de garder le secret au moment du pire sacrifice. Ce qui serait essentiel dans cette épreuve (le secret du secret), ce serait le caractère absolument singulier, unique, de cette élection, de cette liaison entre deux singularités infiniment séparées. Pour préserver cette unicité, il ne faut surtout pas avoir à la justifier devant autrui. Même la rupture la plus radicale avec l’éthique courante, même le crime d’infanticide le plus épouvantable, même cet acte qui pourrait être qualifié de mal radical, et même la demande de pardon qu’il implique, il faut en préserver le secret. Cette alliance s’écrit toujours dans une langue étrangère. Bien qu’elle se transmette, on ne peut rien en partager. Celui qui garde son secret restera pour toujours un autre, un tout autre, dans la solitude et l’altérité. Je ne peux entrer en rapport avec lui que sur le mode de l’obligation inconditionnelle, du devoir.

Responsabilité : il aura fallu que nous en héritions.

On retrouve le secret et son axiome dans la structure de la responsabilité, dont l’histoire est à la fois refoulée et incorporée par le christianisme. Pour qu’advienne la libre responsabilité du sujet conscient, il aura fallu que soit préservée la possibilité du garder-secret, qui est aussi le lieu de l’irresponsabilité et de l’inconscience absolue. Une personne responsable, capable de décider, doit aussi pouvoir décider d’être irresponsable. En devenant personne, en assumant sa singularité dans l’épreuve de l’indécidable, elle tremble. Me voici dit-elle, en répondant à la demande. Sa responsabilité sera toujours unique, exceptionnelle, extraordinaire. Un autre la regarde, la juge, tandis qu’elle prend le risque du don sacrificiel.

L’économie du sacrifice.

S’engager à une responsabilité illimitée, inconditionnelle, à l’égard de tout autre, de n’importe quel autre, c’est renoncer à l’éthique courante qui oblige en priorité à l’égard de ses proches (famille, amis, communauté, nation). Dans le cas d’Abraham, cet engagement va jusqu’au sacrifice de son propre fils. Il est repris dans l’Evangile, quand Luc exige du disciple qu’il haïsse son père, sa mère, sa femme ou ses enfants. Le prix de cette profession de foi solitaire, de cet engagement personnel excessif, impensable, condamnable, c’est qu’il faudra, pour toujours, que le sujet se repente, qu’il demande pardon. C’est l’économie du sacrifice, qui marque si profondément l’histoire de l’Europe. Quel que soit ton sacrifice, dit l’Evangile, “Ton père qui te voit dans le secret, te le rendra”. Dans ce rapport dissymétrique, le secret du secret, c’est que mon secret ne m’appartient pas. La loi me regarde sans que je puisse croiser son regard. C’est elle qui décidera de mon salaire, de ma récompense, et c’est elle aussi qui exige de moi la repentance. 

Chaque fois que je suis confronté à l’autre, à sa singularité absolue, je sacrifie tous les autres. Jacques Derrida nomme paradoxe d’Abraham ce sacrifice qui vaut pour tout autre, sans exception. Les autres étant en nombre infini, il suffit que je réponde à la demande de l’un d’entre eux pour sacrifier tous les autres. Nous agissons donc, chacun d’entre nous, chaque jour, de la même façon qu’Abraham sur le mont Moriah. En choisissant qui nous ne devons pas sacrifier, nous décidons d’être infidèles à tous les autres. Nous nous parjurons, nous trahissons l’éthique. Il faut donc que nous demandions pardon.

Anéconomie, retrait inconditionnel.

Il y a dans le sacrifice d’Isaac un appel à un devoir absolu, infini, inouï, inconditionnel, non négociable. Dans cette épreuve, Abraham doit rester fidèle à l’alliance conclue dans le chapitre 17 (la circoncision), qui n’a pas d’autre objet, contenu ou sens que cette alliance elle-même. Son amour pour son fils reste intact, mais l’autre devoir (transpolitique, transéthique), aussi odieux et irresponsable soit-il, exige de rompre les liens, de parjurer la loi des hommes. Il accepte de sacrifier la loi de la maison, de renoncer à toute rétribution, récompense, espoir, et aussi à tout échange, sens et propriété sans rien connaître de l’histoire où il s’engage, rien d’autre qu’un horizon messianique dépourvu de tout contenu précis.

Le scandale de l’autre éthique, l’éthique même, c’est que le sacrifice absolu du fils n’a aucune contrepartie. Ni Abraham, ni Isaac, n’entrent dans l’économie du sacrifice. En donnant la mort ou en se la donnant à soi-même, ils se rétractent, comme Dieu se rétracte quand l’ange se substitue à lui pour substituer un bélier à son fils. Le dernier mot du don responsable, c’est qu’il doit se retirer, se cacher, rester secret. Que reste-t-il de la responsabilité? Son impossibilité. 

Héritages.

Jacques Derrida ne cesse de méditer sur la culture abrahamique. Ne voulant ni la disqualifier, ni la détruire, mais la déconstruire en poussant aussi loin que possible un discours “hyper-athéologique”, il en repère les traces dans les champs de la modernité. La littérature est l’un des lieux où se joue le silence de l’unique, un silence indévoilable, encrypté dans chaque œuvre. Elle est vouée à porter le secret terrible, absolu, des singularités. Comme Abraham, elle demande pardon pour ce silence, et n’en attend aucune rétribution. Elle tend à déborder, excéder l’économie du sacrifice, qui fait retour dans les dispositifs culturels et matériels du livre. 

La disparition du prophétisme n’a donc pas mis fin à l’appel du mont Moriah. Il se fait encore entendre dans l’invention poétique ou politique. A chaque fois surgit un autre Abraham, d’autres Abraham, plus d’un, des Abraham multiples. Telle serait la pensée la plus ultimement juive : qu’il puisse toujours y avoir encore un autre Abraham. A qui sont adressés ces appels? On peut croire les entendre, ou ne pas croire, et l’on peut aussi croire avoir été appelé, sans l’avoir été.

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